Ecouter la Parole

 

ÉCOUTER LA PAROLE

 

 

Avons-nous vraiment cinq sens ? Peut-être six ou plus, disent certains citant le sens de l’équilibre, celui du mouvement ? Y aurait-il un sens de l’organisation, des sympathies immédiates ? Mais avec ceux-ci nous sortons des sens du corps proprement dit.

La photographie présentée ici est celle d’un vieux monsieur aux cheveux blancs, au visage concentré, qui, de sa main droite, fait un abat-son pour son oreille droite. Essaie t-il de vaincre une éventuelle surdité, l’ouïe étant affaiblie et nécessitant  une certaine aide ? Pour capter quoi ? Tant de bruits, ou bruissements, sons, paroles, chants, sifflements, écoulements, suintements, et même souffles, vents, brises, sollicitent le sens de toute oreille . Celle-ci est-elle fine ou non, dispersée ou concentrée ? Sans évoquer cette oreille musicale qui s’affine et se forme.
Ce sens de l’audition porté par l’oreille fait-il de tout auditeur un homme totalement disponible à l’écoute ? Cette photo ne serait-elle pas ce que ce vieux monsieur veut signifier ? Surtout lorsque cet homme est un géant de l’intelligence et de l’érudition, spécialiste de la parole par son statut, enseignant, conférencier de colloques, intervenant pour des publics divers, orateur et prédicateur exigeant, sobre, devant maints et maints auditoires. Parler, pour un tel homme c’est aussi savoir écouter, entendre des interlocuteurs, des parlants dirions-nous. Inversement , tout parlant, homme de la parole, ne devrait-il pas être également un homme de l’ouïe ? L’être humain n’est pas seulement un auditeur, il est un auditeur écoutant, un être totalement écoutant. Cet homme pris en photo la main à l’oreille recueille l’écoute, augmentant de sa main l’acoustique de cette coquille naturelle. Ayant entendu, il sait écouter et il écoute parce qu’il sait entendre. Entendre et écouter ne se séparent ni se distinguent. « Je vous ai entendu » dit-on après une requête délicate présentée. Cet « entendre » était un « écouter » profond, fiable, négation de surdité supposée.

Mais cet homme pris en photo dans cette « position de disposition du ouïr », homme ordinaire, pousse l’audition jusque vers des objets extra-ordinaires impossibles à percevoir. Il interroge ce qu’il appelle lui-même des abîmes dont celui de Dieu.

Cette écoute est soumise à l’épreuve du « rien » à ouïr. Dieu ne se fait ni voir, ni entendre. Le théologien, car c’en est un, pris dans cette pose, le sait. Il a lu, médité, presque mâché dans le silence des mots imprononcés dans la prière. Il a lu et relu le passage biblique où le prophète Élie demande une faveur, la manifestation de Dieu qu’il appelle et ne se produira pas comme prévu. Évoquons ce passage explicitement  dans le livre des Rois (1 Rois, 19, 11 et 12)1. Vacuité de parole dans des sons fracassants, bourrasque, tornade, de même dans les grondements de la terre, ni dans les crissements ou crépitements du feu. Ciel, terre, rien, pas de parole de Dieu. Il n’est pas là, ni dans le bruit, ni dans des sons terrifiants, ni dans les éclats éblouissants. Vient un silence de souffle, là est le passage de Dieu2. Le lieu de Dieu, le silence, une absence de parole, silence du souffle de Dieu qui passe, tel un froissement d’air, souffle-Vie, présence de Dieu. Cet exode de la Parole est relaté dans un des passages bibliques des plus beaux . Le paradoxe est atteint : L’écoute de la Parole dépasse la sensibilité (de l’oreille), sonorités, fracas des mots, surtout lorsque les locuteurs n’ont pas la même langue. Et si Dieu n’a pas de langue à Lui, il a un langage à Lui. Cet épisode biblique, tente de le dire. Une modalité nouvelle de l’écoute ou de l’audition surgit, défiant toute langue et langage, écoute de la Parole silence de Dieu, tout au plus un murmure, son souffle, signe qu’Il est Vie.

Ce théologien, Karl Rahner, a choisi cette position significative, lourde de ce sens,   concentrer le « ouïr » et pour cela inséparablement le regard et le visage lui-même. A nous de porter toute notre attention sur cette unité du visage sur la photographie. Elle reflète ceci : entendre vraiment appelle un maximum de sobriété du regard et même, retrait ou absence de toute expressivité du visage, qui serait marque de dispersion et d’inattention. Le regard semble ne se porter sur rien. Vision sans un voir, ni objet ni personne, regard tout intériorisé. D’où, un portrait ayant une certaine austérité, suscitant l’interrogation : « qu’entend ou cherche à entendre un tel homme ? ». Est-ce bien une parole extérieure qu’il veut capter ou bien l’unique Parole (avec majuscule), in-ouïe, inaudible, juste ce souffle intérieur, qui gît dans l’intériorité humaine et venant d’ailleurs, à la fois tout proche de soi et en soi ? Pour être auditeur de la Parole, ni vide, ni néant, ni phénomène extatique, mais une enstase est nécessaire, profondeur intérieure qui trouve son fond. Ne concluons rien, sinon silence, sachons « écouter », jusqu’à écouter la Parole.

 

Faut-il avoir gré aux éditions du Cerf, à l’équipe de traduction et à tous ceux qui ont œuvré dans ce lourd travail pour livrer au public français les multiples écrits de cet auteur, qui jusque là n’étaient pas traduits, d’avoir fait ce choix ? Heureuse, presque trouvaille cette photographie sans doute puisée dans le trésor des images de l’auteur et qui illustre tout le corpus des Œuvres complètes. Pouvait-il y avoir un choix plus significatif pour symboliser une telle œuvre dont le tome IV sur les 32 du plan éditorial français est intitulé « L’Auditeur de la Parole »« Hörer des Wortes 3» ?

 

1. v.11 « Il lui fut dit ; »sors et tiens-toi dans la montagne devant Yahvé ». Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan … mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan, et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; v.12 et après … le feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère ».

2. La Bible de Jérusalem traduit : « le bruit d’une brise légère » avec pour note l’idée d’un « murmure de vent tranquille ». Tandis que Chouraqui traduit « une voix, un silence subtil ». Lévinas donne encore une autre traduction.

3. Titre du même tome, édition allemande.

                                                                                                     Marie Danielle Grau

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