RICOEUR P. Mort, épidémie

RICOEUR P. Mort, épidémie

 

 

                                                                  

Souffrance, mal, mal-heur et mort, ont été le lot de Paul Ricœur1, dans sa vie d' enfant (sa mère meurt alors qu'il est très jeune ensuite son père) puis de jeune homme (perte de ses grands-parents comme beaucoup, mais aussi son unique sœur). A tel point qu'on pourrait dire que, chez Paul Ricœur, les événements autour de la mort rendent possible et soutiennent l'édifice de l'élan de la vie. Adulte, P. Ricoeur aurait pu oublier ces épreuves premières mais un drame familial lui rappelle la mort, cachée dans le temps présent, donnant à la vie son goût précieux, sa gratuité, qui peut aller jusqu'à la gratitude du vivre. La paternité de P. Ricœur connut la douleur du deuil avec la perte d'un fils. P. Ricoeur écrit « Les semaines passées à Édimbourg et en Écosse furent lumineuses à tous égards.Peu après notre retour(...) s'abattit le coup de foudre qui lézarda notre vie entière : le suicide de notre quatrième fils. Un interminable deuil commençait (…) Après ce Vendredi Saint de la vie et de la pensée nous partîmes pour Chicago, où une autre mort se préparait, celle de notre ami Mircea Eliade"2. Comme thème philosophique, Paul Ricœur aborde cette question de la mort pour elle - même en fin de vie. En vérité, elle a dû l'accompagner toute la vie. Nous renvoyons pour cela à sa biographie3. Parler, réfléchir sur la mort, il aurait été regrettable qu'un philosophe comme Paul Ricœur n'aborde pas cette question,. Cette réflexion ne sédimentera ou ne surgira à visage découvert et comme vrai thème qu'à la fin de sa vie. Sa philosophie tout entière est un véritable souci de la vie pour la comprendre, l'explorer sous ses diverses formes : vie de la personne chemin du personnalisme et de l'existentialisme, vie de la conscience (imagination, symboles, mythes), vie qui se dit en récit et histoire (herméneutique), et vie qui fait retour sur soi (sa grande œuvre Soi-même comme un autre).
Il fallait bien que cette existence vécue et pensée, s'affronte au moins en fin de vie à ses ultimes ébranlements dont celui de la mort de son épouse, puis à la vérité du vieillissement personnel qui conduit au terme. Ricœur a affronté celui-ci résolument, avec détermination. Une réflexion sur les soins palliatifs, les exterminations historiques, les épidémies, la mort, fut amorcée dix ans avant sa mort dans un petit essai au titre inattendu, performatif par excellence : « Vivant jusqu'à la mort. Suivi de Fragments » (édition posthume Seuil 2007). La première partie se compose de deux essais ayant pour titres respectifs « Jusqu'à la mort. Du deuil et de la gaîté » et « La mort ». Les extraits qui suivent sont tirés de ces essais. Nous ne cherchons pas ici à rendre claire cette association entre deuil et gaîté. Ce peut-il que le deuil puisse s'accompagner de gaîté ? Défi lancé ? Provocation ? Façon d'exorciser la mort bien plus que provocation pure et simple, semble t-il. Le dépassement d'une perte humaine est-il possible grâce à la gaîté dans une coexistence des deux ? Une situation de deuil est certainement compatible avec des moments de gaîté. Éclats seulement, moments joyeux ? Une conscience endeuillée et à la fois gaie mais où la gaîté n'est qu'un éclat de joie, non la joie constante peuvent-elles cohabiter sinon se conforter ? Sans doute par une sorte de grâce et de vertu de courage, de force d'âme.

                                                                     Marie-Danielle Grau

 

Extraits (P.Ricoeur) :

 

1er extrait (regard, compassion, vie jusqu'à la mort, accompagnement)

 

« Oui, c'est encore à un regard que j'en appelle. Mais c'est à un autre regard que celui qui voit (l'agonisant) comme moribond ayant bientôt cessé de vivre. Le regard qui voit l'agonisant comme encore vivant, comme en appelant aux ressources les plus profondes de la vie, comme porté par l'émerveillement de l'Essentiel dans son vécu de vivant-encore, et non du spectateur devançant le déjà-mort.

Compassion avez-vous dit ? Oui, mais faut-il bien entendre le souffrir-avec que le mot signifie. Ce n'est pas un gémir-avec, comme la pitié, la commisération, figures de la déploration, pourraient l'être ; c'est un lutter-avec, un accompagnement – à défaut d'un partage identifiant, qui n'est ni possible,ni souhaitable, la juste distance restant la règle de l'amitié comme de la justice. Accompagner est peut-être le mot le plus adéquat pour désigner l'attitude à la faveur de laquelle le regard sur le mourant se tourne vers un agonisant, qui lutte pour la vie jusqu'à la mort (note en marge : compréhension + amitié), et non vers un moribond qui va bientôt être un mort. On peut parler de partage en dépit de la réserve concernant le penchant fusionnel du partage identifiant. Mais partage de quoi ? Du mouvement de transcendance – transcendance immanente, ô paradoxe – de transcendance intime de l'Essentiel déchirant les voiles du religieux confessionnel.

 Il y a certes un aspect professionnel à cette culture du regard de compassion, d'accompagnement (...) » (p.46 et 47 éd. citée plus haut).

                                                               

 

 

 

 

2° Extrait (P. Ricoeur) ( mort, extermination, épidémie) 

 

« Faut-il alors penser que sans les expériences limites de la mort infligée en masse jamais la Mort n'aurait été pensée comme un agent opérant. La grande peur. Les grandes peurs. Voir... Mais alors, pour maintenir la primauté de l'extermination, il faut que dans l'imaginaire populaire – le nôtre à tous, la contagion des grandes épidémies soit perçue comme entreprise d'extermination : première généralisation par glissement à la faveur de quoi la mort violente, devient figure du Mal absolu, de l'inimitié (du Diable ? de Dieu ? de quel Dieu vengeur ? peut-être méchant ?

La contagion comme extermination dans les grandes peurs. Mais cela ne suffit pas. Il faut que toutes les morts – les morts de maladie, de vieillesse, donc les morts par exhaustion de la vie – soient assimilées à la mort violente : alors l'extermination se rabat sur la contagion, qui elle-même absorbe dans ses marges la mort banale.

Nulle mort n'est plus banale dans ce raccourci évoqué plus haut, où toutes les morts s'agglutinent dans la massa perdita. Une théologie de la souffrance comme punition a certainement facilité cette fusion-confusion. Il n'y a plus que la mort-poena dont on a perdu la trace de filiation à partir de l'Extermination. Toute mort extermine. C'est ce que je tiens pour le troisième imaginaire. Il n'est pas simple fusion du mort et du moribond, mais catalyse de la massa perdita par le Mal absolu. » (p.58 et 59 éd. citée plus haut).Massa perdita devient sinistrement le mot juste dans une théologie (punitive) qui retire au mal de souffrance sa différence – j'oserais dire son bon droit – retranchée par le mal de péché à travers la mal de peine. Alors le « vieux dialogue chrétien » bien identifié par Malraux l'agnostique est maquillé par une atroce théologie, victime et agent responsable de la terreur de l'imaginaire. Ce qu'il nous faut c'est reconduire le fleuve dans son lit, ramener l'imaginaire dans son lieu d'origine ».

(p. 58 et 59 même essai et édition)

1Paul Ricœur 1913- 2005.

2P. Ricœur Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle. Éd. Esprit. 1995. p. 79.

3Mongin Olivier, Paul Ricœur. Seuil. 1994. A écrit une abondante biographie intellectuelle de P. Ricœur. De manière assez rare, P. Ricœur fait lui-même retour sur soi, geste assez rare, dans une œuvre intitulée Réflexion faite, dont le sous-titre précise Autobiographie intellectuelle. 1995, aux éditions Esprit.

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